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Agamben WTF, ou comment la philosophie a échoué face à la pandémie

 

 

Benjamin Bratton explique pourquoi la philosophie a échoué face à la pandémie et pourquoi nous devons repenser la biopolitique comme une question de vie ou de mort.

28 Juillet 2021

Alors qu’une nouvelle vague d’infection se développe et que l’attribution amère des passeports vaccinaux devient une réalité, les sociétés sont prises en otage par une coalition tristement familière de personnes non informées, mal informées, mal avisées et misanthropes. Ceux-ci font des passeports vaccinaux, dont personne ne veut, une nécessité probable. Sans leur boucan et leur narcissisme, les taux de vaccination seraient suffisamment élevés pour que les passeports ne soient pas nécessaires.

Mais ce n’est pas seulement la “populace” qui produit ce triste gâchis, mais également certaines voix issues des hautes sphères de l’académie. Pendant la pandémie, alors que la société avait désespérément besoin de comprendre le tableau d’ensemble, la philosophie a failli à la tâche, parfois par ignorance ou incohérence, parfois par fraude intellectuelle pure et simple. La leçon du philosophe italien Giorgio Agamben nous explique en partie pourquoi.

Célèbre pour ses critiques de la “biopolitique” qui ont contribué à façonner les perspectives des sciences sociales sur la biologie, la société, la science et la politique, Agamben a passé la pandémie à publier plus d’une douzaine d’éditoriaux dénonçant la situation d’une manière qui ressemble beaucoup aux théories du complot de droite (et de gauche).

Au cours des deux dernières décennies, l’influence de ses concepts clés en sciences humaines – homo sacer, zoē/bios, l’état d’exception, etc. – a été considérable. Cette influence a également contribué à cimenter une orthodoxie périmée, soupçonnant toute intervention artificielle du gouvernement sur les conditions biologiques de la société humaine d’être implicitement totalitaire. Au nom de la “critique”, l’approche par défaut de toute biotechnologie consiste souvent à la présenter comme une manipulation coercitive de la souveraineté du corps et de l’expérience vécue.

Si l’on imagine Alex Jones non pas comme un bon garçon du Texas, mais plutôt comme un séminariste heideggérien, cela donne une idée de la façon dont Agamben lui-même a abordé les exigences de commentaires publics à propos de la pandémie de COVID-19. Dès février 2020, avec “L’invention d’une épidémie”, il a qualifié le virus de canular et les confinements tardifs en Italie de “despotisme techno-médical”. Dans “Requiem pour les étudiants”, il dénonce les séminaires Zoom comme un acquiescement à un camp de concentration de la Silicon Valley (ses mots). Dans “Le visage et la mort”, il a tourné en dérision l’utilisation des masques comme un sacrifice rituel de l’humanité du visage.

Chaque court essai était plus absurde et strident que le précédent. Lors de la publication du premier d’entre eux, l’ami d’Agamben, le philosophe français Jean-Luc Nancy, nous a conseillé de l’ignorer. Et il nous a dit que s’il avait lui-même suivi les conseils médicaux d’Agamben, le décourageant d’une transplantation cardiaque qui lui a sauvé la vie, il serait mort.

Au début du mois, Agamben est allé jusqu’au bout, comparant directement et explicitement les pass vaccinaux aux étoiles “Juives” Nazies. Dans un court article intitulé “Citoyens de seconde classe”, il relie le sort de ceux qui refusent la vaccination à celui des Juifs sous le fascisme et conclut que “La “carte verte” (le pass sanitaire italien) fait de ceux qui ne l’ont pas les porteurs d’une étoile jaune virtuelle”. Après avoir ramassé ma mâchoire, je n’ai pu m’empêcher comparer l’analyse d’Agamben à celle d’une députée américaine influencée par QAnon, Marjorie Taylor Greene, qui l’a devancé lorsqu’elle a tweeté en mai dernier que “les employés vaccinés reçoivent un logo de vaccination tout comme les nazis ont forcé les juifs à porter une étoile jaune.”

Dans cette performance continue, Agamben rejette explicitement toutes les mesures d’atténuation de la pandémie au nom d’une conviction – ‘embrasser la tradition, refuser la modernité’ – qui nie la validité d’une biologie qui est réelle quelque soit les mots utilisés pour la nommer. Quelque chose semble s’être récemment fracturé pour lui, et pourtant,dans le même temps, la relecture de ses textes fondateurs à la lumière des billets pandémiques est éclairante. Sa position n’a pas soudainement changé. Elle a toujours été là.

Le romantisme a été un passager permanent des envolées de la modernité occidentale, et son deuil des “objets perdus” toujours hors de portée oscille entre mélancolie et révolte. Le dégoût esthétique du romantisme à l’égard de la rationalité et de la technologie a finalement moins à voir avec leurs effets qu’avec ce qu’elles révèlent de la différence entre le fonctionnement réel du monde et la façon dont il apparaît dans les mythes. Son véritable ennemi est moins l’aliénation que la démystification, et il acceptera donc toujours de collaborer avec les traditionalistes.

Il n’est donc pas surprenant qu’Agamben ait reçu les remerciements de la Lique du Nord et des mouvements anti-masques et antivax. Ses conclusions sont également similaires à celles du président populiste brésilien Jair Bolsonaro, qui voit dans le virus un complot exagéré des mondialistes techno-médicaux visant à saper l’autorité traditionnelle et la cohérence corporelle et communautaire naturelle. Quel est l’objet perdu ? Les contributions d’Agamben sont, au fond, une défense élaborée d’une conception pré-darwinienne de l’humain et des attachements mystiques qu’elle procure. En définitive, il ne défend pas la vie, il la refuse.

À ce jour, les plus grands partisans en ligne d’Agamben ne sont pas ses nombreux lecteurs de longue date, mais plutôt une équipe de nouveaux fans, principalement une coalition d’ hommes-enfants blessés et contrariants. Des réactionnaires vitalistes citant Julius Evola et Alexandre Dugin, au colocataire antivax mettant des boissons énergisantes dans son bang, ceux-ci et d’autres anti-héros solitaires condamnés au fardeau de voir lucidement à travers les hypocrisies de la Matrix de notre réalité. Pour eux, la position de principe d’Agamben les unit à l’héritage des glorieux romantiques et des refus occultes. Ce qui est en jeu, c’est peut-être moins une théorie du fer à cheval de l’alliance rouge-brun, que le tendre lien entre les parias et les idiots.

Dans mon livre, The Revenge of The Real : Politics for a Post-Pandemic World, j’examine les origines et l’avenir condamné de la biopolitique négative d’Agamben. “Alors que la vision du monde d’Agamben est classiquement européiste et dégoulinante de théologie heideggérienne, son influence sur les sciences humaines est beaucoup plus large et profonde” et donc les comptes à rendre vont bien au-delà de la révision des programmes d’études. “La question est de savoir dans quelle mesure les traditions philosophiques auxquelles Agamben a été attaché au cours des dernières décennies devront également être mises au placard. Que faire alors des productions de l’œuvre d’Agamben ? C’est un édifice doctrinal traditionaliste, culturaliste, localement encastré, protégeant la signification rituelle des choses contre la nudité explicite de leur réalité : comme les monologues provocateurs d’un prédicateur du Sud, sa théorie triste et solennelle est indéniablement belle comme une littérature politique gothique, et ne devrait probablement être lue que comme telle.”

Malgré tout, il y a longtemps que l’on aurait dû prendre conscience de l’héritage de ce projet et d’autres projets connexes. Son mode de critique biopolitique s’aventure allègrement à dire que la science, les données, l’observation et la modélisation sont intrinsèquement et ultimement des formes de domination et des jeux de relations de pouvoir. Les chiffres sont injustes, les mots sont beaux. Accepter que les processus réels et fondamentaux de la biochimie soient accessibles, et générateurs de raison et d’intervention, est présumé naïf. C’est une disposition que l’on retrouve également, dans des tons et des nuances variés, dans les travaux de Hannah Arendt, de Michel Foucault et surtout d’Ivan Illich, qui est mort d’une tumeur au visage qu’il refusait de traiter comme le lui recommandaient les médecins. Même ici, à l’université de Californie, à San Diego, un centre de recherche interdisciplinaire en biotechnologie, de nombreux collègues insistent sur le fait que la “numérisation de la nature” est “un fantasme impossible”, même s’ils acceptent un vaccin à ARNm basé sur un prototype bioprint à partir d’un modèle informatique du génome du virus, téléchargé depuis la Chine avant même que le véritable virus n’arrive en Amérique du Nord.

Comme je l’ai suggéré ailleurs, cette orientation est un exemple de l’influence prolongée de la théorie des Boomers. Les Boomers ont tyrannisé l’imagination de la gauche, lui léguant de formidables capacités de déconstruction et de critique de l’autorité, mais de faibles capacités de construction et de composition. Peut-être que la dernière revanche de la génération 68 sur ceux qui ont hérité de leur désordre est l’axiome intellectuel selon lequel la structure est toujours plus suspecte que son démantèlement et la composition plus problématique que la résistance, non seulement en tant que stratégies politiques mais aussi en tant que normes métaphysiques. Leur projet était et reste la multiplication horizontale de points de vue situés comme moyens et comme fins, via le démantèlement imaginaire de la raison, de la décision et de la structuration publiques. C’est ainsi qu’ils peuvent à la fois fétichiser “le Politique” et refuser la “gouvernementalité”.

J’ai grandi dans cette tradition, mais le monde fonctionne très différemment de celui imaginé par les soixante-huitards et leurs secrétaires. J’espère que la philosophie ne continuera pas à faire défaut à ceux qui doivent créer, composer et donner une structure exécutoire à un autre monde que celui-ci.

Les surenchères pandémiques d’Agamben sont extrêmes mais aussi exemplaires de cet échec plus large. La philosophie et les sciences humaines ont échoué dans la pandémie parce qu’elles sont trop étroitement liées à un ensemble de formules intenables, qu’elles se méfient par réflexe de la quantification intentionnelle et qu’elles sont incapables de rendre compte de la réalité épidémiologique de la contagion mutuelle ou d’articuler une éthique d’un commun immunologique. Pourquoi ? En partie parce que le langage de l’éthique disponible est monopolisé par l’accent mis sur l’intentionnalité morale subjective et un comportement social égocentrique pour lequel “je” est l’agent moral qui pilote les résultats.

La pandémie a imposé un autre type d’éthique. La distinction idéaliste entre zoē et bios en tant que modes de ” vie ” autour de laquelle Agamben construit sa critique biopolitique est une conception qui se brise comme une brindille face à la vision épidémiologique de la société. Pourquoi avons-nous porté des masques ? Parce que nous avions le sentiment que nos pensées intérieures se manifesteraient à l’extérieur et nous protégeraient ? Ou bien parce que nous nous reconnaissons comme des organismes biologiques parmi d’autres, capables de nuire et d’être nuisibles en tant que tels ?

La différence est profonde. Lorsque nous passons à côté d’un étranger, comment l’éthique passe-t-elle de l’intention subjective de nuire ou de sympathiser à la réalité biologique objective de la contagion ? Quelle est alors l’éthique propre au fait de devenir un objet ? Nous allons le découvrir. Mais lorsqu’on leur a présenté la nécessité d’une détection et d’une modélisation intensives, au service d’une prestation très précise de services sociaux auprès de ceux qui en ont besoin, de nombreux intellectuels publics se sont étouffés, ne pouvant offrir que des truismes creux sur la “surveillance”.

L’enjeu n’est pas seulement une obscure querelle académique, mais plutôt notre capacité à articuler ce que cela signifie d’être humain, c’est-à-dire d’être tous ensemble homo sapiens, en relation avec toutes les histoires complexes que cette question comporte. Je soutiens que nous avons plutôt besoin d’une biopolitique positive fondée sur une nouvelle rationalité d’inclusion, de soins, de transformation et de prévention, et nous avons besoin d’une philosophie et de sciences humaines pour nous aider à l’articuler.

Heureusement, nous le faisons déjà à bien des égards. Une liste courte et très incomplète de ces moyens pourrait inclure la cartographie de Sylvia Wynter de “qui compte” comme humain dans la modernité coloniale, d’une manière qui ouvre la catégorie à la réappropriation : “Nous” avons été définis par l’exclusion. Cela inclut ceux qui étudient le microbiome, y compris le rôle de la vie microbienne à l’intérieur des corps humains pour nous maintenir en vie : l’humain inclut déjà le non-humain. Cela inclut ceux qui étudient l’anthropogénie et les origines évolutives communes de l’espèce humaine et de l’avenir planétaire : l’humain est continu, migratoire et changeant. Cela inclut ceux qui étudient l’Astronautique expérimentale et les conditions limites de survie dans un environnement artificiel fragile : aux seuils de survivabilité, l’humain est comme un poisson qui découvre l’eau. Elle inclut ceux qui étudient CRISPR et d’autres technologies de recomposition pour la thérapie génétique : l’humain peut se recomposer aux niveaux les plus profonds.

L’affirmation ou la négation de ce qu’est l’humain se joue aussi à travers ce qu’il peut être. C’est ce qui anime les controverses culturelles sur les thérapies et les techniques de changement de sexe. L’être humain est aussi un assemblage contingent, complexe et pluriel, qui peut être façonné par l’individu pour qu’il se sente enfin bien dans sa peau. Mais la disponibilité générale d’androgènes, d’œstrogènes et de progestérone synthétiques fait appel à la biotechnologie moderne de laboratoire que la biopolitique d’Agamben considère comme invasive et non naturelle.

Si la philosophie et les sciences humaines doivent revendiquer une légitimité à penser les défis actuels et futurs, la conception collective d’une autre biopolitique positive – fondée sur la réalité de nos conditions techniques et biologiques communes – est absolument essentielle.

A ce propos, je conclurai par un autre passage de The Revenge of The Real : “Un laisser-faire vitaliste pour lequel “la vie trouvera un chemin” n’est pas une option ; c’est un conte de fées d’une classe confortable qui ne vit pas avec le spectacle quotidien des paysages d’égouts et des cadavres exposés…”. Au lieu de cela, “Cette biopolitique positive est inclusive, matérialiste, réparatrice, rationaliste, basée sur une image démystifiée de l’espèce humaine, anticipant un futur différent de celui prescrit par de nombreuses traditions culturelles. Elle accepte l’enchevêtrement évolutif des mammifères et des virus. Elle accepte la mort comme faisant partie de la vie. Elle accepte donc les responsabilités du savoir médical pour prévenir et atténuer les morts injustes et la misère comme quelque chose de tout à fait différent de l’immunisation xénophobe d’une population de personnes par rapport à une autre. Cela n’inclut pas seulement les droits à la vie privée individuelle, mais aussi les obligations sociales de participer à un commun biologique actif et planétaire. C’est, sans conteste, une biopolitique dans un sens positif et projectif.”

La pandémie est, potentiellement, un signal d’alarme indiquant que la nouvelle normalité ne peut pas être simplement la nouvelle ancienne normalité. Cela implique un changement dans la manière dont les sociétés humaines – qui ont toujours une portée et une influence planétaires – se comprennent, se modèlent et se composent. Il s’agit d’un projet aussi philosophique que politique. L’échec n’est pas une option.

 

Benjamin Bratton, 28 Juillet 2021

Source : Verso Blog

 

Pour Agamben, tout le monde est fasciste sauf ceux qui ont réellement été fascistes

 

(Ezra Pound retourne en Italie, 1958). “Furio Jesi a un jour défini l’univers poétique de Pound comme la ” transformation en décombres des objets d’amour qui ne sont plus considérés comme vitaux” (Giorgio Agamben, “Situazione di Ezra Pound”, dans “Ezra Pound : Dal naufragio di Europa, Scritti scelti 1909-1965”, Neri Pozza, 2016).

 

 

par Raffaele Alberto Ventura, Juillet 2021

 

Au cours du dernier quart de siècle, le nom de Giorgio Agamben a désigné non seulement l’un des philosophes italiens les plus lus dans le monde, mais aussi un point de référence pour une certaine gauche libertaire, et également l’une des expériences intellectuelles les plus passionnantes du monde contemporain. La prose d’Agamben se lit comme un feuilleton, avec ses inventions, ses effets, ses rebondissements, et bien sûr aussi ses clichés, ses maniérismes et ses raccourcis (pour un examen sévère, voir le court essai que lui a consacré l’italianiste Claudio Giunta). Les auteurs que le philosophe a contribué à promouvoir font désormais partie du bagage culturel de toute une génération, celle-là même qui se trouve aujourd’hui embarrassée par ses propos sur la pandémie de Covid-19 – selon lui, rien moins qu’une invention.

S’il avait simplement écrit qu’elle était mal gérée ou exploitée, ou peut-être exagérée, il aurait été plus proche de la vérité, mais n’aurait certainement pas fait autant de bruit. En l’absence d’autres voix critiques faisant autorité, ses propos ont suffi à faire du philosophe une référence pour les anti-confinement et les antivax, dans une mesure égale au scandale sucité chez son lectorat progressiste. La notoriété du philosophe auprès d’un public plus large, peut-être malentendant, est attestée par les suggestions de recherche de Google, parmi lesquelles le mot clé “Giorgio Gambe” s’est distingué il y a quelque temps. Mais ce serait une erreur d’attribuer ses positions sur la pandémie à un tournant tardif ou à une double personnalité, Dr Giorgio et M. Gambe.

Au contraire, ils sont tout à fait cohérents avec le cadre théorique développé au fil des ans, sous la bannière d’une critique radicale de la modernité sous le triple visage de l’État, du capitalisme et de la science. Le lectorat progressiste, pour s’en étonner si tard, doit également être très négligent.

Étincelles de nazisme

Dans un billet publié il y a quelques jours, Agamben a comparé le pass vaccinale à l’étoile jaune portée par les Juifs pendant la période nazie. Une image tristement entendue qui, entre-temps, avait déjà été mise en scène dans diverses manifestations de rue en Europe. Ce n’est pas la première fois que le philosophe a recours à une comparaison historique totalement disproportionnée et vaguement obscène, puisqu’il avait déjà affirmé il y a un an que les enseignants qui se prêtent à l’enseignement à distance sont du même acabit que ceux qui se sont pliés au fascisme. Pourtant, ce genre de comparaisons n’est pas nouveau pour Agamben, qui use souvent et volontiers de la “reductio ad Hitlerum” – c’est d’ailleurs sa véritable signature poétique, la carte qu’il a déjà sortie à plusieurs reprises pour décrire la contemporanéité. Lecteur attentif de Hannah Arendt, le philosophe semble s’être engagé depuis vingt ans dans une radicalisation de sa théorie du totalitarisme afin d’y inclure l’ensemble de la modernité. Avec des résultats de plus en plus paradoxaux ces derniers temps, qui montrent les limites de cette approche anti-historique, qui réussit la double tâche d’embrouiller le présent et de falsifier le passé.

Si la figure du camp de concentration était déjà centrale dans un de ses essais de 1998, c’est avec sa célèbre analyse de l’ ” État d’ exception ” comme paradigme utile pour comprendre les États-Unis après le 11 septembre 2001 qu’Agamben réalise sa reductio la plus appréciée. Mais Agamben voit des étincelles de nazisme dans chaque forme d’usage et d’ abus du principe de nécessité, il en trouve même dans la République de Weimar, affirmant que ” l’ Allemagne avait déjà cessé d’être une démocratie parlementaire avant même 1933 ” – diluant ainsi le nazisme dans une longue nuit où tout le monde est brun, avant et après, parce que la ” vraie démocratie ” n’existe pas. Mais l’exercice est périlleux, car considérer Auschwitz comme l’ expression d’ une catastrophe plus générale appelée modernité rapproche Agamben de la lecture révisionniste du nazisme donnée par ses propres acteurs, à commencer par Carl Schmitt et Martin Heidegger.

Des fascistes pas fascistes

En fait, il y a un autre élément qui rend cette réductio universelle encore plus choquante : pour Agamben, tout le monde est fasciste… sauf les fascistes. Il existe une vaste littérature sur l’adhésion temporaire de Heidegger au national-socialisme, qui divise les historiens et ouvre des questions sans fin : cependant, la découverte récente de ses carnets inédits, connus sous le nom de Cahiers noirs, devrait laisser peu de doutes sur son antisémitisme. Il est donc surprenant qu’Agamben, si attentif aux traces du fascisme dans l’enseignement à distance, ait pu déclarer que ces cahiers n’ont rien de scandaleux dans la mesure où Heidegger “voit dans le judaïsme l’élément du déracinement de la culture” (enregistrement du 5 avril 2019 à l’Institut culturel italien de Paris). D’autres expressions de cette même force qui déracine les peuples, a rappelé Agamben à cette occasion, paraphrasant le philosophe allemand, seraient l’américanisme et le socialisme soviétique.

Mais il s’agit précisément d’un argument révisionniste classique, qui n’absout pas Heidegger, mais souligne plutôt qu’il n’était pas un raciste biologique sanguinaire, mais un représentant d’un “antisémitisme spirituel” à la Julius Evola. Pas de quoi être très fier, en tout cas. Un argument similaire s’applique à Ezra Pound, le grand poète américain qui a embrassé avec ferveur le fascisme précisément en raison de ses propres idées politiques, culturelles et économiques : c’est-à-dire pas par hasard, pas par distraction, pas par opportunisme.

La place de Pound dans l’histoire de la littérature du XXe siècle est incontestable et nous pouvons être reconnaissants à Giorgio Agamben d’avoir édité une anthologie de ses écrits – aussi controversés soient-ils ( les théories de Pound inspirent, comme on le sait, l’une des réalités les plus vivantes de l’extrême droite italienne [1]) – pour Neri Pozza en 2016. Cependant, il semble un peu choquant, d’affirmer en quatrième de couverture du livre que personne n’a comme lui traversé l’Europe de son temps avec une “lucidité absolue”[2]. Agamben, sérieusement : ne peut-on vraiment trouver personne de plus lucide qu’un poète encensé par Mussolini ? La préface d’Agamben à l’anthologie est vague et allusive, pleine de sous-entendus, comme pour suggérer que s’inquiéter de l’idéologie politique de Pound (et de ses “illusions sur les peuples latins et le fascisme”) serait une vulgarité indigne d’un intellectuel qui, comme le poète et comme Heidegger après lui, est capable de mesurer la “catastrophe de la culture occidentale”. Mais quelle est exactement cette catastrophe face à laquelle même le fascisme est réduit à un détail ? Seuls les initiés sont autorisés à le savoir.

Quelques indices : il s’agissait d’une “rupture sans précédent dans la tradition de l’Occident”, car “le lien entre le passé et le présent avait été rompu”. Comment, quand, pourquoi ? La préface nous laissera dans l’ignorance, même si la lecture des récentes interventions sur Covid-19 nous laisse entendre que le nouveau monde qui se prépare n’est rien d’autre que la concrétisation de cette ancienne catastrophe. On peut supposer qu’Agamben évoque les thèmes Nietzschéens de la Révolution Conservatrice du début du XXe siècle, et qu’il fait ainsi référence à la catastrophe de la Révolution française ou au triomphe de la raison calculatrice ; mais le philosophe ferait peut-être mieux de rester vague pour ne pas choquer sa base de fans de gauche.

Fort de son capital réputationnel, Agamben pouvait encore se permettre le luxe de soutenir la dénonciation de l'”avarice”, de l'”usure” et de l’ “idolâtrie-de-la-monnaie” d’un antisémite notoire, car, comme le dit le poète, “les artistes sont les antennes de la race”. Des termes qui sont tout sauf neutres compte tenu du contexte ; ce n’est pas un hasard si cette même citation, en quatrième de couverture des Écrits de Pound, deviendra un plus inoffensif “antennes de l’espèce”.

Il n’a jamais paru suspect à quiconque que pour Agamben la plus haute forme de lucidité intellectuelle dans les années 30 soit le fascisme, ou plutôt l’idéologie diversement exprimée par ses bien-aimés Pound, Heidegger et Schmitt. Le vrai fascisme, comme nous le savons désormais grâce à Agamben, c’est l’enseignement à distance et le pass sanitaire, ces conséquences extrêmes de la catastrophe dont les intellectuels fascistes – qui ne sont pas vraiment fascistes – voulaient nous mettre en garde. L’art de Giorgio Agamben est tout en piroutettes.

 

Raffaele Alberto Ventura

Publié dans Domani, 29 Juillet 2021.

Source :  blackblog Francosenia.

English translation available here : For Agamben, Everyone is a Fascist Except Those Who Really are Fascists

[1] L’important mouvement néofasciste Casa Pound. Note des Traducteurs

[2] La citation d’Agamben sur la quatrième de couverture du livre se lit comme suit : “Pound est le poète qui s’est placé le plus rigoureusement et avec une ‘impudence absolue’ devant la catastrophe de la culture occidentale.” L’original : “Pound è il poeta che si è posto con più rigore e quasi con ‘assoluta sfacciataggine’ di fronte alla catastrofe della cultura occidentale.” NdT

Cher Agamben, cher Cacciari… par Donatella Di Cesare

 

 

Donatella Di Cesare répond aux deux philosophes qui ont défini le pass sanitaire (greenpass) comme une mesure discriminatoire.

Le greenpass n’est pas une mesure discriminatoire. Le mot “discrimination” a une signification et un poids qui ne peuvent être sous-estimés. Aujourd’hui, tant de discriminations ont lieu quotidiennement sous nos yeux : celles à l’encontre des migrants, des personnes de couleur de peau différente, des pauvres qui sont considérés comme un trou noir dans le budget, des travailleurs qui se retrouvent sans emploi du jour au lendemain. Sans parler des innombrables et souvent innommables discriminations à l’encontre des femmes et de la communauté LGBT. Le pass sanitaire n’est pas équivalent à tout cela. Je trouve dangereuse et aberrante la comparaison entre le pass sanitaire et l’étoile jaune car elle voudrait mettre sur le même plan un enfant juif, discriminé pour ce qu’il était, avec un antivax qui n’est pas convaincu, ou pas encore convaincu, de se faire vacciner. Ces équations sont fallacieuses, que ce soit pour interpréter le passé, c’est-à-dire la persécution et l’extermination des Juifs d’Europe, ou pour tenter de s’orienter dans la réalité complexe de la pandémie qui frappe le monde depuis près de deux ans maintenant.

De cette période, outre la douleur et le chagrin, nous nous souviendrons du grand effort de la science qui, avec une rapidité sans précédent, a produit des vaccins. Et sans les vaccins, tout serait très différent aujourd’hui. Cela ne signifie pas que nous ne pouvons et ne devons pas discuter des résultats de la science, et notamment de ses traductions technopolitiques. Le pouvoir écrasant des experts dans l’arène publique est alarmant. La réduction possible du citoyen à un patient et la dérive d’un État sanitaro-médical sont des risques qui sont apparus très clairement ces derniers mois. Mais nous ne vivons pas dans un “régime despotique” – il faut le répéter. Nous vivons dans une démocratie qui doit être sauvegardée. De nombreux risques la menacent, à commencer par une dépolitisation massive. La question de la surveillance est devenue plus aiguë et constituera un défi, car il sera difficile de se passer de suivi. Mais ne sommes-nous pas déjà surveillés pour des raisons bien plus triviales par un capitalisme qui nous impose depuis longtemps ses formes de vie ?

L’idée que nous sommes libres et autonomes est naïve. Mais ceux qui crient “liberté” sur les places pensent aussi que le vaccin est une modification subtile de leur corps, qu’ils veulent donc éviter. La croyance en l’identité, la maladie de l’identité, s’enracine dans la nouvelle droite qui dans les faits met son sceau sur la mobilisation. Il ne fait aucun doute que nous vivons aujourd’hui une situation inhabituelle où notre corps peut être une arme de contagion et de mort pour les autres. C’est précisément cela qui devrait nous inciter à mettre au premier plan la responsabilité. Ceci – et rien d’autre – est le message du pass sanitaire. Si dénigrer ou insulter les antivax est une grosse erreur, si il est toujours nécessaire de les confronter, il ne semble pas qu’ils soient devenus des citoyens de seconde zone. La discrimination est une barrière difficile à franchir. Ce n’est pas le cas ici. Sauf si vous voulez dire que les fumeurs, par exemple, sont victimes de discrimination.

Le grand combat aujourd’hui est de réclamer des vaccins pour les sans-abri, les immigrés, ceux qui n’ont aucune protection et surtout pour les pays pauvres, où seul un pour cent de la population est vaccinée pour le moment. Voilà la discrimination : entre ceux qui ont eu le privilège du vaccin et ceux qui sont encore exposés. Il est temps de se mobiliser sur ce droit au vaccin pour les autres.

Donatella Di Cesare

Source : L’Espresso,  27 Juillet 2021

English translation available here : Dear Agamben, Dear Cacciari…