Benjamin Bratton explique pourquoi la philosophie a échoué face à la pandémie et pourquoi nous devons repenser la biopolitique comme une question de vie ou de mort.
28 Juillet 2021
Alors qu’une nouvelle vague d’infection se développe et que l’attribution amère des passeports vaccinaux devient une réalité, les sociétés sont prises en otage par une coalition tristement familière de personnes non informées, mal informées, mal avisées et misanthropes. Ceux-ci font des passeports vaccinaux, dont personne ne veut, une nécessité probable. Sans leur boucan et leur narcissisme, les taux de vaccination seraient suffisamment élevés pour que les passeports ne soient pas nécessaires.
Mais ce n’est pas seulement la “populace” qui produit ce triste gâchis, mais également certaines voix issues des hautes sphères de l’académie. Pendant la pandémie, alors que la société avait désespérément besoin de comprendre le tableau d’ensemble, la philosophie a failli à la tâche, parfois par ignorance ou incohérence, parfois par fraude intellectuelle pure et simple. La leçon du philosophe italien Giorgio Agamben nous explique en partie pourquoi.
Célèbre pour ses critiques de la “biopolitique” qui ont contribué à façonner les perspectives des sciences sociales sur la biologie, la société, la science et la politique, Agamben a passé la pandémie à publier plus d’une douzaine d’éditoriaux dénonçant la situation d’une manière qui ressemble beaucoup aux théories du complot de droite (et de gauche).
Au cours des deux dernières décennies, l’influence de ses concepts clés en sciences humaines – homo sacer, zoē/bios, l’état d’exception, etc. – a été considérable. Cette influence a également contribué à cimenter une orthodoxie périmée, soupçonnant toute intervention artificielle du gouvernement sur les conditions biologiques de la société humaine d’être implicitement totalitaire. Au nom de la “critique”, l’approche par défaut de toute biotechnologie consiste souvent à la présenter comme une manipulation coercitive de la souveraineté du corps et de l’expérience vécue.
Si l’on imagine Alex Jones non pas comme un bon garçon du Texas, mais plutôt comme un séminariste heideggérien, cela donne une idée de la façon dont Agamben lui-même a abordé les exigences de commentaires publics à propos de la pandémie de COVID-19. Dès février 2020, avec “L’invention d’une épidémie”, il a qualifié le virus de canular et les confinements tardifs en Italie de “despotisme techno-médical”. Dans “Requiem pour les étudiants”, il dénonce les séminaires Zoom comme un acquiescement à un camp de concentration de la Silicon Valley (ses mots). Dans “Le visage et la mort”, il a tourné en dérision l’utilisation des masques comme un sacrifice rituel de l’humanité du visage.
Chaque court essai était plus absurde et strident que le précédent. Lors de la publication du premier d’entre eux, l’ami d’Agamben, le philosophe français Jean-Luc Nancy, nous a conseillé de l’ignorer. Et il nous a dit que s’il avait lui-même suivi les conseils médicaux d’Agamben, le décourageant d’une transplantation cardiaque qui lui a sauvé la vie, il serait mort.
Au début du mois, Agamben est allé jusqu’au bout, comparant directement et explicitement les pass vaccinaux aux étoiles “Juives” Nazies. Dans un court article intitulé “Citoyens de seconde classe”, il relie le sort de ceux qui refusent la vaccination à celui des Juifs sous le fascisme et conclut que “La “carte verte” (le pass sanitaire italien) fait de ceux qui ne l’ont pas les porteurs d’une étoile jaune virtuelle”. Après avoir ramassé ma mâchoire, je n’ai pu m’empêcher comparer l’analyse d’Agamben à celle d’une députée américaine influencée par QAnon, Marjorie Taylor Greene, qui l’a devancé lorsqu’elle a tweeté en mai dernier que “les employés vaccinés reçoivent un logo de vaccination tout comme les nazis ont forcé les juifs à porter une étoile jaune.”
Dans cette performance continue, Agamben rejette explicitement toutes les mesures d’atténuation de la pandémie au nom d’une conviction – ‘embrasser la tradition, refuser la modernité’ – qui nie la validité d’une biologie qui est réelle quelque soit les mots utilisés pour la nommer. Quelque chose semble s’être récemment fracturé pour lui, et pourtant,dans le même temps, la relecture de ses textes fondateurs à la lumière des billets pandémiques est éclairante. Sa position n’a pas soudainement changé. Elle a toujours été là.
Le romantisme a été un passager permanent des envolées de la modernité occidentale, et son deuil des “objets perdus” toujours hors de portée oscille entre mélancolie et révolte. Le dégoût esthétique du romantisme à l’égard de la rationalité et de la technologie a finalement moins à voir avec leurs effets qu’avec ce qu’elles révèlent de la différence entre le fonctionnement réel du monde et la façon dont il apparaît dans les mythes. Son véritable ennemi est moins l’aliénation que la démystification, et il acceptera donc toujours de collaborer avec les traditionalistes.
Il n’est donc pas surprenant qu’Agamben ait reçu les remerciements de la Lique du Nord et des mouvements anti-masques et antivax. Ses conclusions sont également similaires à celles du président populiste brésilien Jair Bolsonaro, qui voit dans le virus un complot exagéré des mondialistes techno-médicaux visant à saper l’autorité traditionnelle et la cohérence corporelle et communautaire naturelle. Quel est l’objet perdu ? Les contributions d’Agamben sont, au fond, une défense élaborée d’une conception pré-darwinienne de l’humain et des attachements mystiques qu’elle procure. En définitive, il ne défend pas la vie, il la refuse.
À ce jour, les plus grands partisans en ligne d’Agamben ne sont pas ses nombreux lecteurs de longue date, mais plutôt une équipe de nouveaux fans, principalement une coalition d’ hommes-enfants blessés et contrariants. Des réactionnaires vitalistes citant Julius Evola et Alexandre Dugin, au colocataire antivax mettant des boissons énergisantes dans son bang, ceux-ci et d’autres anti-héros solitaires condamnés au fardeau de voir lucidement à travers les hypocrisies de la Matrix de notre réalité. Pour eux, la position de principe d’Agamben les unit à l’héritage des glorieux romantiques et des refus occultes. Ce qui est en jeu, c’est peut-être moins une théorie du fer à cheval de l’alliance rouge-brun, que le tendre lien entre les parias et les idiots.
Dans mon livre, The Revenge of The Real : Politics for a Post-Pandemic World, j’examine les origines et l’avenir condamné de la biopolitique négative d’Agamben. “Alors que la vision du monde d’Agamben est classiquement européiste et dégoulinante de théologie heideggérienne, son influence sur les sciences humaines est beaucoup plus large et profonde” et donc les comptes à rendre vont bien au-delà de la révision des programmes d’études. “La question est de savoir dans quelle mesure les traditions philosophiques auxquelles Agamben a été attaché au cours des dernières décennies devront également être mises au placard. Que faire alors des productions de l’œuvre d’Agamben ? C’est un édifice doctrinal traditionaliste, culturaliste, localement encastré, protégeant la signification rituelle des choses contre la nudité explicite de leur réalité : comme les monologues provocateurs d’un prédicateur du Sud, sa théorie triste et solennelle est indéniablement belle comme une littérature politique gothique, et ne devrait probablement être lue que comme telle.”
Malgré tout, il y a longtemps que l’on aurait dû prendre conscience de l’héritage de ce projet et d’autres projets connexes. Son mode de critique biopolitique s’aventure allègrement à dire que la science, les données, l’observation et la modélisation sont intrinsèquement et ultimement des formes de domination et des jeux de relations de pouvoir. Les chiffres sont injustes, les mots sont beaux. Accepter que les processus réels et fondamentaux de la biochimie soient accessibles, et générateurs de raison et d’intervention, est présumé naïf. C’est une disposition que l’on retrouve également, dans des tons et des nuances variés, dans les travaux de Hannah Arendt, de Michel Foucault et surtout d’Ivan Illich, qui est mort d’une tumeur au visage qu’il refusait de traiter comme le lui recommandaient les médecins. Même ici, à l’université de Californie, à San Diego, un centre de recherche interdisciplinaire en biotechnologie, de nombreux collègues insistent sur le fait que la “numérisation de la nature” est “un fantasme impossible”, même s’ils acceptent un vaccin à ARNm basé sur un prototype bioprint à partir d’un modèle informatique du génome du virus, téléchargé depuis la Chine avant même que le véritable virus n’arrive en Amérique du Nord.
Comme je l’ai suggéré ailleurs, cette orientation est un exemple de l’influence prolongée de la théorie des Boomers. Les Boomers ont tyrannisé l’imagination de la gauche, lui léguant de formidables capacités de déconstruction et de critique de l’autorité, mais de faibles capacités de construction et de composition. Peut-être que la dernière revanche de la génération 68 sur ceux qui ont hérité de leur désordre est l’axiome intellectuel selon lequel la structure est toujours plus suspecte que son démantèlement et la composition plus problématique que la résistance, non seulement en tant que stratégies politiques mais aussi en tant que normes métaphysiques. Leur projet était et reste la multiplication horizontale de points de vue situés comme moyens et comme fins, via le démantèlement imaginaire de la raison, de la décision et de la structuration publiques. C’est ainsi qu’ils peuvent à la fois fétichiser “le Politique” et refuser la “gouvernementalité”.
J’ai grandi dans cette tradition, mais le monde fonctionne très différemment de celui imaginé par les soixante-huitards et leurs secrétaires. J’espère que la philosophie ne continuera pas à faire défaut à ceux qui doivent créer, composer et donner une structure exécutoire à un autre monde que celui-ci.
Les surenchères pandémiques d’Agamben sont extrêmes mais aussi exemplaires de cet échec plus large. La philosophie et les sciences humaines ont échoué dans la pandémie parce qu’elles sont trop étroitement liées à un ensemble de formules intenables, qu’elles se méfient par réflexe de la quantification intentionnelle et qu’elles sont incapables de rendre compte de la réalité épidémiologique de la contagion mutuelle ou d’articuler une éthique d’un commun immunologique. Pourquoi ? En partie parce que le langage de l’éthique disponible est monopolisé par l’accent mis sur l’intentionnalité morale subjective et un comportement social égocentrique pour lequel “je” est l’agent moral qui pilote les résultats.
La pandémie a imposé un autre type d’éthique. La distinction idéaliste entre zoē et bios en tant que modes de ” vie ” autour de laquelle Agamben construit sa critique biopolitique est une conception qui se brise comme une brindille face à la vision épidémiologique de la société. Pourquoi avons-nous porté des masques ? Parce que nous avions le sentiment que nos pensées intérieures se manifesteraient à l’extérieur et nous protégeraient ? Ou bien parce que nous nous reconnaissons comme des organismes biologiques parmi d’autres, capables de nuire et d’être nuisibles en tant que tels ?
La différence est profonde. Lorsque nous passons à côté d’un étranger, comment l’éthique passe-t-elle de l’intention subjective de nuire ou de sympathiser à la réalité biologique objective de la contagion ? Quelle est alors l’éthique propre au fait de devenir un objet ? Nous allons le découvrir. Mais lorsqu’on leur a présenté la nécessité d’une détection et d’une modélisation intensives, au service d’une prestation très précise de services sociaux auprès de ceux qui en ont besoin, de nombreux intellectuels publics se sont étouffés, ne pouvant offrir que des truismes creux sur la “surveillance”.
L’enjeu n’est pas seulement une obscure querelle académique, mais plutôt notre capacité à articuler ce que cela signifie d’être humain, c’est-à-dire d’être tous ensemble homo sapiens, en relation avec toutes les histoires complexes que cette question comporte. Je soutiens que nous avons plutôt besoin d’une biopolitique positive fondée sur une nouvelle rationalité d’inclusion, de soins, de transformation et de prévention, et nous avons besoin d’une philosophie et de sciences humaines pour nous aider à l’articuler.
Heureusement, nous le faisons déjà à bien des égards. Une liste courte et très incomplète de ces moyens pourrait inclure la cartographie de Sylvia Wynter de “qui compte” comme humain dans la modernité coloniale, d’une manière qui ouvre la catégorie à la réappropriation : “Nous” avons été définis par l’exclusion. Cela inclut ceux qui étudient le microbiome, y compris le rôle de la vie microbienne à l’intérieur des corps humains pour nous maintenir en vie : l’humain inclut déjà le non-humain. Cela inclut ceux qui étudient l’anthropogénie et les origines évolutives communes de l’espèce humaine et de l’avenir planétaire : l’humain est continu, migratoire et changeant. Cela inclut ceux qui étudient l’Astronautique expérimentale et les conditions limites de survie dans un environnement artificiel fragile : aux seuils de survivabilité, l’humain est comme un poisson qui découvre l’eau. Elle inclut ceux qui étudient CRISPR et d’autres technologies de recomposition pour la thérapie génétique : l’humain peut se recomposer aux niveaux les plus profonds.
L’affirmation ou la négation de ce qu’est l’humain se joue aussi à travers ce qu’il peut être. C’est ce qui anime les controverses culturelles sur les thérapies et les techniques de changement de sexe. L’être humain est aussi un assemblage contingent, complexe et pluriel, qui peut être façonné par l’individu pour qu’il se sente enfin bien dans sa peau. Mais la disponibilité générale d’androgènes, d’œstrogènes et de progestérone synthétiques fait appel à la biotechnologie moderne de laboratoire que la biopolitique d’Agamben considère comme invasive et non naturelle.
Si la philosophie et les sciences humaines doivent revendiquer une légitimité à penser les défis actuels et futurs, la conception collective d’une autre biopolitique positive – fondée sur la réalité de nos conditions techniques et biologiques communes – est absolument essentielle.
A ce propos, je conclurai par un autre passage de The Revenge of The Real : “Un laisser-faire vitaliste pour lequel “la vie trouvera un chemin” n’est pas une option ; c’est un conte de fées d’une classe confortable qui ne vit pas avec le spectacle quotidien des paysages d’égouts et des cadavres exposés…”. Au lieu de cela, “Cette biopolitique positive est inclusive, matérialiste, réparatrice, rationaliste, basée sur une image démystifiée de l’espèce humaine, anticipant un futur différent de celui prescrit par de nombreuses traditions culturelles. Elle accepte l’enchevêtrement évolutif des mammifères et des virus. Elle accepte la mort comme faisant partie de la vie. Elle accepte donc les responsabilités du savoir médical pour prévenir et atténuer les morts injustes et la misère comme quelque chose de tout à fait différent de l’immunisation xénophobe d’une population de personnes par rapport à une autre. Cela n’inclut pas seulement les droits à la vie privée individuelle, mais aussi les obligations sociales de participer à un commun biologique actif et planétaire. C’est, sans conteste, une biopolitique dans un sens positif et projectif.”
La pandémie est, potentiellement, un signal d’alarme indiquant que la nouvelle normalité ne peut pas être simplement la nouvelle ancienne normalité. Cela implique un changement dans la manière dont les sociétés humaines – qui ont toujours une portée et une influence planétaires – se comprennent, se modèlent et se composent. Il s’agit d’un projet aussi philosophique que politique. L’échec n’est pas une option.
Benjamin Bratton, 28 Juillet 2021
Source : Verso Blog